Mise à flot
Jeudi 17/02:
Il attendait seul, en plein milieu de la place, qu’Ondaine le rejoigne. Le monde autour de lui était bruyant et rouge. On attendait le départ, on attendait que quelqu’un le donne. Que quelqu’un, peu importe qui, monte sur n’importe quel pseudo-promontoire ou pseudo-estrade pour dire un mot, donner un top sans direction. Rassemblement place de l’Amérique Latine. D’où on voyait partir les transatlantiques direction Veracruz. Avant qu’on ne nous bouche la darse, sous des milliers de tonnes de béton, des alvéoles, abritant les U-boot chargés de détruire les renforts traversant à nouveau l’Atlantique. A travers la foule, Ondaine le retrouve. Le cortège démarre. Les deux n’ont pas grand-chose à se dire, il reste silencieux et elle scande quelques-uns des slogans qu’elle a pu attraper. L’assemblée longe la base sous-marine, le groupe est aussi long qu’elle, les deux font front, mais la base reste immobile tandis que le groupe glisse. Devant l’usine Cargill, les routiers en attente klaxonnent en signe de soutien. Les manifestants longent la voie ferrée avant de tourner à angle droit pour rejoindre le boulevard des Apprentis. Au rond-point de Penhouët, ils prennent la première à droite, dominés par le hangar bleu et blanc sur lequel est affiché « La mer est notre avenir ». Ils passent le long de deux petites formes de carénage pour arriver entre les bâtiments de l’administration et celui des bureaux d’étude. Quelqu’un prend la parole : il s’agit de dénoncer le patron et les armateurs pour leur manque d’anticipation. Il s’agit de dénoncer l’insuffisance des mesures d’adaptation prises. Aucune commande dans le carnet, des retards, des problèmes d’approvisionnement et le coût de la vie comme toujours. Un feu est allumé au milieu du rond-point, les flics bloquent le boulevard des Apprentis, la masse se tasse sur le quai où est amarré l’Utopia Of The Seas.
L’Utopie des mers pour beaucoup de personnes ici marque la cassure d’une vague, le début d’un nouveau creux. Les chantiers navals font tourner la ville en employant des milliers de personnes pour sortir plusieurs fois par an ces gigantesques assemblages de tôle. Trois cent soixante mètres de long, soixante de large, des paquebots pouvant promener dix mille personnes en mer. Arnon ne sait pas trop ce qu’il fait ici, il s’est mis en grève car Brivet l’y a invitée. Elle a insisté pour qu’il fasse grève et qu’il vienne manifester, elle et Ondaine l’ont convaincu.
Pendant l’enchaînement des discours : CGT, CFDT, FO, les braises atteignent la bonne température dans les barbecues, les palettes flambent en braseros improvisés au milieu des rond-points et du haut des bureaux d’étude une banderole est déroulée. Le temps est gros. Avec Brivet et Ondaine, il s’éloigne des drapeaux et des mégaphones et va chercher un bout de pain+ketchup+saucisse grillée, ils déposent quelques euros dans la caisse de grève. Au moment d’entamer la première bouchée, la pluie s’abat sur les chantiers. Voici ce qu’écrit Arnon à propos de ce moment dans son journal de bord :
« Et au moment où je commençais à retrouver un peu de joie avec les cris, la foule et des bons gros slogans, cette foutue pluie décide de nous tomber dessus... »
Alors, ils ont sorti les bâches pour recouvrir les sonos et les parapluies pour couvrir les têtes. Les feux fumaient de plus belle. Le porte-parole de la CGT, contrarié par la météo, a proposé de se réunir pour l’AG à bord de l’Utopia Of The Seas, dans le théâtre. Il s’y est dirigé d’un pas rapide avec une dizaine de personnes et leurs drapeaux. Ils ont passé les portiques en badgeant et ouvert les grandes grilles, l’agent de sécurité est sorti de son abri pour les en empêcher mais la foule s’y engouffrait déjà.
Nous ! Milliers de personnes ! Deux mille selon la police, le double en écoutant les syndicats, coulons à flot vers le bord du quai et empruntons les passerelles métalliques jaunes pour monter à bord. Nous emplissons la coursive centrale du pont deux, effrayant sur notre passage les membres d’équipages et les travailleurs affairés. En torrent nous remontons les cages d’escaliers, nos pas sur les marches de tôle et nos cris sont assourdissants mais arrivés pont trois, le vacarme disparaît. Nous quittons les locaux techniques où aucun passager ne mettra les pieds et nos centaines de paires de chaussures foulent des moquettes encore recouvertes d’un film plastique. Nous voilà sur la Grand Plaza, pièce centrale du navire, ouverte sur trois ponts, couronnée par un immense lustre sculpté de LEDs. Nous ruisselons vers l’arrière du navire, nous traversons le hall où douze ascenseurs donnent accès aux vingt ponts puis nous arrivons au théâtre.
« Kiffant oh oui ça c’est kiffant ! Tu nous imagines là ? A voir cette assemblée foncer à bord j’avais le sourire collé aux lèvres. »
La grève était bien suivie alors quasiment personne n’était à bord, sauf quelques sous-traitants. Un électricien en train de faire un raccordement sur son escabeau les a tous regardés passer, grenouille sur son rocher, les bras levés, observant le torrent, banderoles en mains et slogans en bouches, sans lâcher son spot au plafond. Et en débarquant dans le théâtre ils interrompent un show en cours de rodage – les danseurs figés dans leur élan, les dévisagent en train de s’agglutiner dans l’entrée, comme les techniciens, aux gestes bloqués sur leurs consoles, gardant lumières clignotantes et micros ouverts. Un des syndicalistes se détache de la troupe et se dirige vers les techniciens à la régie.
Ici j’ai essayé de vous retranscrire la discussion qui s’est tenue :
« Euh, bonjour… il pleut dehors alors on rentre au sec pour faire notre assemblée générale…
- Sorry dude I don’t speak French.
- Ah flûte, euh... it’s raining so we are coming inside the boat to make our assembly générale, you know like heu, our meeting to discuss and heu decide if we keep protesting.
- Ah, okay, I feel like we don’t really have a choice… I’ll let my supervisor know about the situation. How long is your meeting gonna last ? »
L’assemblée s’est installée dans les confortables fauteuils du « Royal Theatre » pendant que les artistes quittaient la scène. Maintenant que tout le monde était au sec il fallait suivre l’ordre du jour préparé par les syndicalistes en réunion préparatoire. Concernant la suite, le journal de bord d’Arnon est très détaillé, je n’ai quasiment rien modifié :
« Pendant l’AG dans le théâtre les syndicats tentaient de nous rassurer en disant que le PSE (Plan de Sauvegarde de l’Emploi nda) n’allait pas être adopté et que s’il l’était on continuerait les manifs et on déposerait un recours. Brivet, Ondaine et moi on était quand même inquiets. Je sais que je vais continuer à avoir du boulot, au moins un peu, mais Brivet risque d’être licenciée. Elle bosse ici depuis 25 ans et paf, du jour au lendemain ? L’AG a duré une grosse heure. C’était top de la faire à bord. En attendant la fin du CA et la décision sur le PSE, on a crée plusieurs groupes, les uns pour organiser la suite des mobilisations dans le cas de l’adoption du PSE, les autres pour peindre des banderoles ou pour préparer le goûter. Ondaine et moi on est allés filer un coup de main pour embarquer la bouffe des syndicats restée sur le quai, puis on s’est installés sur la Grand Plaza et on a organisé des petites visites du navire pour les manifestants ne travaillant pas au chantier ou pour les collègues ne bossant pas à bord du B38 (code désignant le paquebot Utopia Of The Seas pendant sa construction nda). La police et la sécurité nous ont laissé faire nos aller-retours quai-bateau tranquillement. On a mis de la musique à bord. Entre le chant des partisans et Sweet Dreams (Are Made of This) les restaurants autour de la Grand Plaza ont étés investis pour reprendre la cuisson des saucisses interrompue plus tôt par la pluie.
A 17h 30, les représentants des travailleurs au CA sont arrivés sur le quai. Ils étaient trois, leur mine ne laissait aucun doute sur la décision adoptée. Un brouillard suffoquant les suivait et emplissait l’air derrière eux. Ils attendaient que le théâtre se remplisse à nouveau avant de faire leur annonce. Ça a mis du temps, aucun de nous ne voulait l’entendre. Ils nous ont annoncé que pendant le CA le PSE a été adopté et que notre montée à bord a été dénoncée et condamnée. J’étais pas aussi abattu que je l’aurais pensé. Brivet par contre l’était, elle ne nous regardait plus vraiment, dérivant. Dans les minutes qui suivirent on a discuté de la suite qu’on voulait donner à la mobilisation. Est-ce qu’on avait perdu ? Pour beaucoup d’entre nous oui. Le moral était vraiment dans les pompes de sécu. Pour les plus sanguins non, il fallait montrer qu’on ne se laisserait pas jeter par-dessus bord, qu’ils avaient tord de croire que la seule solution pour les chantiers était de virer la moitié des employés et de renvoyer la plupart des travailleurs détachés.
Depuis 17h déjà, des fourgons de CRS arrivaient peu à peu sur le quai et dans les rues alentours. Après l’annonce des représentants, beaucoup d’entre nous sont partis, tristes et rappelés à leurs obligations extra-professionnelles. Quelques-un d’entre eux ont été emmenés par des flics, assez violemment il paraît. Ça a énervé très fort un des syndicalistes. Il est arrivé en trombe dans le théâtre et a dit qu’on voulait nous sortir par la force, qu’on ne nous laisserait pas continuer à discuter, qu’avant qu’on nous claque la porte au nez on allait nous bâillonner. Il n’avait pas si tord car quelques minutes plus tard deux policiers sont arrivés, ils se sont annoncés comme des porte-paroles et nous ont transmis l’ordre du préfet d’évacuer le navire sous 45min.
On a décidé de passer la soirée à bord. De toute façon les CRS pouvaient difficilement nous déloger. On a fermé les portes et on a mangé les saucisses qu’il restait.
Dans la soirée on sentait que les membres d’équipage nous évitaient un maximum. Certains d’entre nous cherchaient à en rencontrer pour savoir où s’installer pour le moins déranger, où trouver des draps, comment faire pour cohabiter. A 20h30, pendant qu’on mangeait, le commandant est venu nous voir et a demandé à parler à nos représentants, on l’a dirigé vers les chefs des syndicats attablés un peu plus loin. Ils ont discuté un moment. Notamment de l’heure de notre départ le lendemain, d’où on allait dormir cette nuit ou d’où laisser les draps que son équipage allait nous fournir. Apparemment il était vraiment aimable. Après le dîner, comme promis, des membres d’équipage sont venus nous montrer où trouver le linge de lit. On s’est tous installés dans les cabines du pont 3, dont il fallait caler les portes pour éviter qu’elles se reverrouillent. Brivet nous a fait une visite des autres cabines du navire, puis on s’est couchés ensemble dans la chambre n°3148 avec Ondaine. »
Vendredi 18/02
« En se réveillant vendredi on avait le petit-déjeuner tout prêt sur le bar de la Grand Plaza. Du pain frais, des confitures, des thermos de café et d’eau chaude. Tout le monde est arrivé à l’heure pour la nouvelle AG, il fallait qu’on discute à nouveau de la suite. On a décidé de prolonger l’occupation. Ça devait nous permettre de proposer une alternative au PSE adopté la veille et de faire pression sur la direction.
On a cherché à l’annoncer au commandant mais il est resté introuvable. L’aprem on a organisé des discussions sur différents thèmes, ainsi qu’un atelier banderole et qu’un atelier pour écrire un communiqué pour tenir au courant nos collègues restés à terre. A 13h, voyant qu’on n’était pas parti comme prévu, le commandant est venu nous chercher. Entre étonnement et colère quand on lui a annoncé rester à bord, il est reparti dans ses quartiers sans nous dire quoi que se soit pour discuter au téléphone avec la direction des chantiers et l’armateur. Quarante minutes plus tard il est venu à nouveau, la mâchoire serrée. Il nous a proposé d’organiser des ravitaillements avec l’accord des forces de l’ordre sur le quai car il refusait que nous piochions dans les réserves destinées à l’équipage. Il nous a aussi dit tolérer notre présence sur le navire le temps que nos revendications soient satisfaites, à condition que l’on reste dans certains espaces du navire et que l’on laisse ses équipes travailler. On a négocié un ravitaillement express pour le midi, puis on a mangé une énorme salade riz-maïs-thon. Pendant l’après-midi le DG a demandé à monter à bord pour nous parler. Il voulait prendre la température et nous convaincre de redescendre à quai pour continuer nos discussions, il disait pouvoir organiser des temps pour rediscuter le PSE et d’autres histoires comme ça. Après son speech on a continué nos ateliers.
On a vite compris en discutant entre nous que l’enjeu n’était pas de trouver une variante de PSE qui nous convenait mieux mais que le problème était la vision promue par le conseil d’administration. (voir les CR nda)
Le soir on a fait la fête. Des bières étaient passées dans le ravitaillement malgré la vigilance des flics. J’étais heureux de discuter plus légèrement, de bouger avec Ondaine, la musique a été chouette et moins chouette, mais on a bien rigolé. On a trouvé comment gérer les lumières de la Grand plaza, on a fait clignoter les Led de toutes les couleurs, on a mis la musique à fond. C’était vraiment joyeux, une belle fête en pleine mer. Veyradeyre a joué du piano en fin de soirée, ça a valsé puis ça a rocké. On s’est couché après avoir fumé un joint sur le dernier pont plongé dans l’obscurité. On a encore dormi ensemble cette nuit là. »
Ils étaient tous les deux montés au pont 16, ils étaient accoudés sur la rambarde, il faisait complètement nuit, leur regard tourné vers la Loire zyeutait les lumières des industries étalées tout le long des rives.
- Ça a peu d’importance ce qu’on décidera de faire de ces lumières le long de la Loire.
- Pourquoi tu dis ça ?
- Je sais pas, je me dit juste que de toute manière un jour on aura disparu, peu importe la manière, con comme on est. Un jour le marais sera ouvert aux marées et le fleuve se sera reméandré.
- Nous tu veux dire l’humanité ?
- Oui, tout ce que j’essaie de faire c’est gagner un peu de sous pour pouvoir passer du bon temps pendant le weekend, en essayant de mettre sous le tapis les actualités étouffantes. Mais en fait c’est pas ça qu’il faut.
- Ben je sais pas, on en finit jamais de s’inquiéter du futur et ça a jamais vraiment eu d’impact de s’inquiéter. Par contre c’est vrai que mettre les désastres sous le tapis pour moi ça a toujours été plus source de stress qu’autre chose. Là tu vois on occupe le paquebot dans lequel on bosse. On s’inquiète plus tellement du futur et pour autant on met pas les problèmes sous le tapis.
Il se retourne et s’adosse contre la rambarde, Ondaine continue de regarder les lumières au loin et dit :
- Il faut être un peu castor c’est tout
- Si tu le dis
- Ben oui
Un petit navire se distinguant par ses lumières rouges et vertes remonte l’Estuaire.
- Ça caille
- Oui ça caille
En effet depuis qu’ils sont là une petite brise bien fraîche leur caresse la nuque.
- Pourquoi tu disais que j’étais un peu castor ?
- Je me dis que le castor s’acharne à construire des barrages, à ralentir toute cette eau sans savoir si ça va tenir, si même ça sert à quelque chose, il le fait et il kiffe quoi, c’est sa raison de vivre juste.
- Mouais bof
- Ben si un peu quand même
- Le castor heureux, je sais pas d’où tu sors ça.
- Bon ok t’es pas si castor que ça.
Silence
- T’es juste chiant.
Le vent souffle toujours, la marée est montante et le ciel clair. Il fait vraiment frisquet.
- En vrai je vois un peu ce que tu veux dire avec tes castors.
- Tiens...
- Non mais en fait ce qui est dur c’est de trouver l’équilibre entre la colère, laisser les désastres nous traverser, l’envie d’agir, et de l’autre côté, un besoin de détachement, de quotidien confortable fait de muffins et de grillons grillés.
- La solution c’est la porosité d’un barrage de castor, il n’arrête pas toute l’eau, il la ralentit, inonde les plaines alentours, tu vois ?
Aucun d’entre eux ne savait vraiment où ils voulaient en venir. Heureusement qu’il était 2h : au beau milieu de la nuit, il n’était ni nécessaire de faire semblant d’être pertinent, ni nécessaire de conclure la discussion.
- On rentre ?
- Oui ça pèle.
Combien de voitures le pont verrait-il encore défiler ? Combien de navires déchargeront le contenu de leur cale le long des quais ? Combien de temps la torche de la raffinerie continuera de brûler les déchets issus de la transformation du pétrole ? A bord tout le monde s’en foutait, car tout le monde savait, même sans forcément réussir à le formuler, que la seule chose qui rendait la vie possible, c’était cette incertitude permanente, intolérable de ne pas savoir ce qui les attend.
Samedi 19/02
D’ici jusqu’au prochain chapitre « En pleine mer / Habiter le navire » je vous laisse le journal de bord d’Arnon brut. Je n’ai pas encore retravaillé ces passages mais ça ne saurait tarder.
« Ce matin là on n’a pas eu le droit au petit-déjeuner de la veille, c’était surtout pour nous amadouer que le commandant avait demandé à ses équipes de faire ça. Mais on avait des baguettes ramollies et de la pâte à tartiner premier prix. En réunion on s’est mis d’accord pour prolonger l’occupation du navire jusqu’à lundi soir. Ce matin là on a donc prévu un ravitaillement, il s’est bien passé. En plus de la bouffe comme la veille, nos familles se sont accordées pour nous ramener des fringues. Les flics ont pris un temps dingue pour tout fouiller, tout déplier, tout inspecter. Certains ont refusé de faire passer certains produits notamment des serviettes et des tampons, au prétexte que ça ne faisait pas partie des accords, autorisant uniquement nourriture et vêtements. Une commandante de police est intervenue et à eu l’autorisation de son supérieur pour les laisser passer. A ce ravitaillement on n’a pas réussi à faire passer des choses aussi fun que la veille mais il nous restait quand même assez de peinture pour finir l’atelier banderole.
Il traînait beaucoup de bâches sur les ponts non livrés, on en a chopé un paquet pour nos banderoles. On a décidé de les suspendre au pont 13 et au pont 11, bien haut pour que ça soit vu de tous. On n’avait pas le droit d’être au pont 11 selon la répartition du navire convenue avec le commandant mais c’était pas pour longtemps alors on s’est dit qu’on était à peu près dans les clous. Ça n’était visiblement pas l’avis du commandant qui a débarqué en rage avec deux autres personnes, il s’est jeté sur la banderole qu’on était en train d’accrocher, Thouet a aussitôt réagi et lui en a collé une, ils se sont échangés plusieurs coups avant qu’on puisse les séparer. On a laissé la banderole pendouiller au vent pour retourner à la Grand Plaza soigner Thouet. Le commandant est parti lui aussi, dans ses quartiers probablement, ou voir le médecin de bord. Vingt minutes plus tard un camion de pompier est arrivé sur le quai et le commandant a été évacué. C’était un peu exagéré.
On a raconté tout ça pendant le goûter, une team avait cuisiné des gâteaux. Puis on a été informé d’un communiqué du préfet, condamnant notre violence. Et pendant la soirée on a appris par un des membres d’équipage que leurs chefs leur avaient demandé de faire leur sac, que le navire allait être évacué et eux logés à l’hôtel en attendant que la situation se tasse. On a compris que l’accrochage avec le commandant était le prétexte parfait pour faire croire que la situation dégénérait et laisser le champ libre aux flics. Dans mon souvenir, la soirée était plus morose que la veille. On a mangé des pâtes trop cuites c’était pas terrible.
Je me suis couché tôt tout seul dans ma cabine et j’ai laissé Ondaine discuter avec Brivet tranquille. »
Dimanche 20/02
« On s’était mis d’accord pour que dimanche soit vraiment un jour off. Il y a eu quelques ateliers cool mais on s’est quand même pas mal emmerdés. Et puis ce matin l’équipage est parti, nous avons assisté les bras ballants à leur départ, valises et sac à dos dans les coursives, nous regardant du coin de l’œil, sans sourire aucun – en passant près d’eux on entendait voler des mots d’anglais aux accents philippins sur un ton rarement entendu, loin des habituels sourires moulés dans le plâtre.
« back » ; « Tuesday » ; « Then I don’t know » ; « at 3 PM » ; « Yes after tomorrow » ; « packing my things » ; « don’t wanna go home » ; « Still, I need rest » ; « Bad, bad bad »
Ce genre de mots, partagés sur chaque pont, à chaque coursive, dans chaque sas. Un vocabulaire nouveau.
Et en l’espace de quelques heures, ils étaient tous partis. Les moquettes neuves à peine foulées, des bacs de linge sale encore dans les coursives, les tests des recettes restant dans les frigos, certains lits à peine défaits. S’il restait des effets personnels dans les cabines on croirait qu’ils sont seulement allés faire une promenade sur le front de mer.
Pendant qu’ils se baladent on habite le navire à leur place, sans connaître la destination, sans aucune idée du large.
A midi on a mangé de la purée avec du jambon puis j’ai fait un tour dans les parties du navire que je n’avais pas visitées depuis un moment. En fin d’aprem je suis allé sur la Grand Plaza pour rejoindre Ondaine et boire une canette. Après le dîner on a assisté à la projection de Titanic dans le théâtre. Je ne sais plus comment je me sentais en me couchant. Un peu perdu peut-être. »
Lundi 21/02
« Quand je me suis levé, le nombre de fourgon de CRS avait doublé sur le quai. Je suis allé à la réunion de présentation des ateliers. La matinée devait être consacrée à la fin des discussions sur l’avenir des chantiers et l’après-midi à des votes en assemblée générale et à la mise en forme et à la communication de nos décisions. C’est à peu près ce qu’on a fait.
Nous étions très partagés entre des pertes d’espoirs face à la situation, des envies de continuer à manifester notre mécontentement dans la rue, la volonté de réinventer le modèle économique des chantiers et l’envie de poursuivre l’occupation du navire. Pendant l’aprem on a quand même voté la prolongation de l’occupation jusqu’à jeudi. Il n’y avait pas tout le monde à ces discussions. Certains ont demandé à pouvoir sortir, pour retrouver leur familles et reprendre le travail. Juste avant le vote, un rassemblement à eu lieu sur le quai, tenu à distance par un paquet de CRS, on entendait quand même ce que les manifestants scandaient : « Restez à bord, vous leur faites peur ». Certains d’entre nous sont sortis sous nos applaudissements, ils ont été emmenées par les CRS comme on s’en doutait. Moi j’étais heureux de continuer à dormir ici, même la tête pleine d’heures et d’heures de réunions et de tonnes de discussions, j’étais emporté par une grande joie. Vrille a annoncé nos décisions aux terriens avec un haut parleur depuis une coursive extérieure. Peu de temps après, les syndicats ont reçus un mail du DG indiquant connaître les noms des personnes à bord et menaçant de les licencier s’ils ne quittaient pas le navire d’ici mardi 17h. Dans le même temps, le préfet a annoncé des poursuites à l’encontre des personnes impliquées dans les violences et a menacé de poursuivre en justice tous ceux qui resteront à bord. Ce soir là c’était pas la joie non plus. »
Mardi 22/02
« De nouvelles personnes ont décidé de sortir ce matin, les soutiens à quai étaient là pour les accueillir et comme négocié avec les flics, ils ont été laissés tranquilles. A bord on s’emmerdait sec. Certains avaient même repris le boulot interrompu pendant la grève pour s’occuper. Ils reprenaient des petits travaux de raccordement des cabines ou de reprises d’éclats de peinture. Ça divisait. A midi, le courant a été coupé. On s’est retrouvés dans le noir, puis le générateur de secours s’est lancé. On tournait alors sur les maigres réserves de carburant qui avait été souté pour faire des essais moteurs. A ce moment là, ça a dépassé le conflit social. En une énergie commune, on s’est embarqués dans le bras de fer. Ils voulaient nous dégager. C’est qu’on était sur la bonne voie. Le dessin de ce qu’on désirait pour le chantier se précisait. Il était à l’opposé de ce que le conseil d’administration promouvait. A côté des réunions d’organisation et des réflexions sur l’avenir des chantiers, on s’est mis à réfléchir sur ce qu’il fallait mettre en œuvre pour réduire notre consommation de carburant et tomber aussi tard que possible en panne sèche. Ce jour là on a commencé à investir le reste du navire. »
Je vous joins ici un texte écrit par Bliff sur le moment de la coupure du raccordement au quai :
Il fait noir d’un coup
Le courant est coupé
Je n’ai pas allumé de bougie
Je n’en ai pas
Je laisse ma frontale éteinte
C’est mieux ainsi
Personne ne peux savoir que je suis là
C’est mieux ainsi
Je peux me lamenter vainement
Sur mon sort et sur l’état du monde
C’est mieux ainsi
Sur mon pathétique épuisant
C’est la fatigue – au dodo lève ton cul
Et trouve une place
Là sur la tôle étrangement chaude
Bercé par son rayonnement
Les infrarouges offrent une nouvelle vision de l’espace
Câline ? Soyeuse.
Les angles disparaissent, les tubes ramollissent
En attendant qu’il coule, que la lumière perce à nouveau
A travers l’eau, à travers la tôle grignotée
Et que nous touchions les hauts fonds
Il faudra joue contre le sol
Dont le relief marque la peau et que mes doigts explorent
Attendre que le courant revienne, éclaire et emporte.
Mercredi 23/02
« La coupure du raccordement en électricité a été suivie par une diminution de la fréquence et de la quantité de nourriture que les flics laissaient passer. Du côté des soutiens terrestres les dons affluaient et s’accumulaient. Les élus locaux ont condamné ce siège orchestré par le gouvernement. A bord on a compris qu’ils seraient prêt à tout pour nous déloger et que le combat devenait symbolique, il leur fallait faire sortir ces pirates. D’ailleurs la veille le ministre de l’intérieur avait tweeté quelque chose nous comparant aux zadistes de Notre-Dame-Des-Landes. Ça nous a surpris. Dans la deuxième moitié de cette semaine on a commencé à faire du levain pour faire notre pain et à envisager des plantations sur les derniers ponts. Un groupe « divertissement » s’est aussi formé pour proposer des visios avec des gens plus ou moins proches de notre lutte et des séances de ciné. On manquait de tout à bord, et tout le reste était de trop. Mais je crois qu’avec tout le reste on s’est plutôt bien démerdé. »
Connaissant votre pedigree il ne fallait pas s’attendre à plus. Délicatesse déplorable oui. Connaissances affublées à tort ou à raison. Nul ne vaut mieux → à quoi t’attendais-tu ? - tsssss – misérable enfant des neiges. Fondues fondues, le congélateur s’est retrouvé hors réseau, disjoncté par une surtension, fil saboté ou rupture d’approvisionnement en électricité → à quoi t’attendais-tu – tssss – je n’ai pas la réponse.
En pleine mer / Habiter le navire
Dans cette partie il manque beaucoup de blocs que le portique, cette immense grue posée sur deux pieds et enjambant le chantier, n’a pas encore déposés, il reste beaucoup à construire. Dans cette partie il faut parler des transformations que la « pleine mer » fait aux passagers et au navire. Il faudra aussi faire le constat que le contact avec la côte est indispensable et que l’autarcie en pleine mer n’a pas satisfait les passagers.
Jeudi 24/02
Il s’était installé dans sa cabine, après avoir reçu une communication de sa grande cousine. Le thon était cuit, et ne l’attendrait pas sur la table éternellement. C’était comme ça que Sienne avait décodé le message. Il était aussi certain de la fiabilité du décodage que du test de la goutte pour la confiture : très peu. Sa grand-mère lui avait toujours appris à utiliser un outil permettant à la lumière de traverser la confiture pour indiquer le taux de sucre. Un réfractomètre. Sa grand-mère lui avait toujours déconseillée d’écouter ceux qui ne jurait que par la technique de la goutte. Trop peu fiable, cette technique ne préservait ni d’une confiture trop sucrée, ni ne garantissait une bonne conservation.
Il doutait donc de l’interprétation faite par Sienne du message reçu par flottant. « Le thon est cuit. Et ne t’attendra pas sur la table éternellement. »
Ça ne ressemblait pas au genre de message que sa grande-cousine pouvait lui envoyer.
Il ouvrit alors son carnet et entrepris, comme à peu près tous les jours, d’écrire son journal de bord.
Mais il arrivait qu’il n’ait pas du tout envie de passer une heure à revenir sur la journée écoulée, ou que le sommeil ne l’attrape avant d’avoir pu rejouer les évènements jusqu’au présent. Aujourd’hui par exemple, le type avait particulièrement la flemme et n’a écrit que quelques mots :
« Jeudi 24/02
Réveil content, trop de thé au petit-dej, envie de pisser terrible. Aide Veyradeyre install cultures helideck. Fucks aux drones. Bon dej. Sieste. Chant avec Bliff et Cam’. Pastis, dîner et dodo. »
En effet ce jour là, il s’était inscrit pour aider le groupe Jardins sur le chantier de mise en culture de la plateforme d’helideck. Le projet est double. 1) profiter de cette surface pour augmenter la production de nourriture et 2) empêcher l’atterrissage d’hélicoptères. (détailler les deux objectifs, voir le doc sur le projet dans les archives Jardins et le CR de la réunion sur les envies et les risques liés à l’helideck). Ce chantier s’était retrouvé très désagréable à mener du fait d’une surveillance très rapprochée par plusieurs drones de l’armée. Au-delà des fucks faits à ces appareils, l’un a été abattu à l’aide d’un lance boulon artisanal. Le chantier a bien avancé, dans la joie, et s’est conclu sur un très bon repas partagé au Buffet Bouffez (vérifier que c’était bien là), avec une magnifique salade niçoise version Grand Immobile dont vous trouverez la recette page suivante
(inclure la recette)
Un autre élément intéressant à relever lors de cette journée de navigation en pleine mer peut être la constitution de plusieurs formations musicales. Arnon, Bliff et Cam’ ont échangé sur leurs envies et ont un petit peu chanté en profitant d’une des salles de répétition nouvellement mise en place.
Vendredi 25/02
Il devait rejoindre Bréat pour un repas grec. A bord comment voyage-t-ils ? Par la nourriture ? Par l’architecture ? Ce que propose en fait un paquebot est seulement constitué de références à la terre. Uniquement des points de repères pour que les passagers ne se sentent pas perdus. Le restaurant italien ou les spécialités grecques. Le film du soir et le spectacle comme à Broadway pour oublier qu’on est en pleine mer, au milieu de nulle part et avec 300m d’eau sous les pieds. Tout pour être occupé, diverti, pour faire passer le temps du voyage le plus vite possible, il faut dire que la mer est lassante. Le navire ne peut pas aller aussi vite qu’un avion c’est bête, il y a du temps à tuer, de l’argent à faire dépenser.
A bord du Grand Immobile aussi, on est perdus. On ne sait pas s’occuper, on ne trouve pas de repères. Certains aiment être en pleine mer, ils ne sont pas comme les autres. Les marins peuvent vivre seuls. La plupart des passagers pour habiter ici se sont construits des amers, ont amenés des références culturelles.
Dans l’après-midi, a eu lieu la cérémonie des drapeaux, voilà ce qu’a écrit Arnon à ce propos dans son journal de bord :
« Les drapeaux il n’y a rien de plus symbolique. Et depuis le début on se coltine celui du logo des chantiers et le drapeau français. Depuis la coupure ils sont en bernes mais ça ne suffisait pas.
Il fallait un truc vraiment symbolique, qui reprenne les traditions de la construction navale.
Une vraie cérémonie d’échange des pavillons, à la façon du Grand Immobile, avec des petits fours, des journalistes et des gens en costume, un truc très solennel.
Normalement cette cérémonie marque la remise du navire à l’armateur en fin de construction, le passage du drapeau français au pavillon de l’armateur, souvent américain.
Il nous faudrait notre drapeau. Un drapeau qui montre la scission, on a pris pour point de départ les armoiries de la ville. »
Une nef de cendres et d’ombres mêlées
Flotte fugitive, entre ciel et mer
Pleine jusqu’au bord d’âmes en allées
Faire un long voyage jusqu’au bord de l’hiver
Et puis ensuite ça s’est à peu près passé comme ça :
- Déhalez la flamme !
Arnon était au premier rang, droit comme un piquet à côté des copaines. Le groupe de musique a entamé la Marseillaise, tout le monde était dans son rôle – personne ne pouvait se retenir un sourire en coin.
Ondaine était la-haut avec cell..eux qui descendaient le drapeau. Notre porte-parole ne pouvait pas non plus se retenir de sourire, elle détachait bien les mots de son discours pour se faire comprendre dans le micro.
Ce n’était que du symbole. Ces drapeaux qui flottent au vent, légers petits rectangles de couleur, ils sont loin d’être insignifiants, inatteignables en haut de leur mat, ils nous dominent, visibles de tous, symboles d’appartenance valant pour tout le navire. Quelques grammes de tissus suffisant pour que des millions de tonnes appartiennent à un État ou à une entreprise.
- Halez le pavillon du Grand Immobile !
On n’avait pas d’hymne nous, seulement des musicien..nes de formation jazz, cette fois le sourire est franc.
Samedi 26/02
Ils nous ont envoyés des graines. Le drone a fait plusieurs aller-retours. Les occupants se faisaient carrément chier, le jardinage paraissait être une bonne occupation – Veyradeyre leur a tout de suite dit que sur le bateau ça serait galère. Voilà une retranscription des paroles de Veyradeyre enregistrées par Radio flottant ce samedi 26 lors d’une interview : « On a eu du bol que les plantations des espaces verts aient déjà commencées avant l’occupation, on a pas mal de terreau à bord. On a commencé un compost sur le dernier pont, sans avoir vraiment assez de matière sèche, ni de vers de terre ou de cloportes pour faire le taff.
Oh ! Revoilà le petit drone, ils sont pas si cons les terriens ils les ont trouvés mes cloportes ! On commence plein de chantiers en même temps pour occuper les troupes, histoire d’éviter de se faire chier autant que les bleus d’en bas. On sème à l’arrache sur une fine couche de terre à même le faux teck du solarium, on finit de poser le revêtement et de mettre en place les tuyauteries pour mettre en eau les piscines aussi. Je suis surpris que ça marche aussi longtemps notre affaire – faut pas s’attendre à ce qu’ils nous laissent faire longtemps – sont pas si cons en bas.
Oui, la liste est vachement longue, j’ai réussi à obtenir une priorité parce que je parlais de bouffe mais avec le poids que le moustique peut transporter on n’est pas prêt de cocher toutes les cases !
Oui. Donc on remplit d’eau les piscines, dans la grande de dehors on va tenter de planter des bons vieux roseaux du marais et des iris jaunes, les iris ne seront pas aussi utiles que les roseaux mais c’est un petit caprice de ma part. J’espère que ça va prendre avec le peu de substrat qu’on a.
Dans les autres bassins on tente la châtaigne d’eau, le cresson et le populage des marais. Je les ai prévenu que c’était une idée de merde de parier autant sur des espèces que personne n’a l’habitude de cultiver mais tout le monde a envie d’essayer ! Une équipe est en train de plancher sur un système d’aquaponie en attendant d’avoir assez de substrat pour des solutions plus simples. Je sens qu’ils vont avoir envie de démonter tous les tuyaux qui leur passent sous la main… Va falloir faire gaffe à pas défoncer des réseaux qui pourraient nous être utiles. On bosse aussi sur la modification de certains chiottes pour pouvoir mettre un seau en dessous et récupérer autant de matière que possible. Mais pour l’instant, comme pour le compost, pas assez de matière sèche pour éviter les odeurs. Alors dans un premier temps on sépare les urines du reste, ça sent moins. C’est con toute la matière qui part dans la fosse sceptique. On voudrait composter ce qu’on récupère des toilettes sèches à l’avant du bateau sur l’helideck. Il y aurait sûrement assez d’espace, ça empêcherait les flics de venir s’y poser, et s’occuper de la merde tout à l’avant, à la proue du navire c’est carrément la classe.
Dimanche 27/02
Pris dans un torrent trop silencieux je n’évite aucun des rochers saillants et me les prends tous dans la gueule, mes membres sont broyés et lacérés par chaque courant et par leurs griffes. Je ne vois rien.
C’est ce grand vide.
Alors qu’il y a tout
Un vertige ?
C’est pour ça que je titube.
Lundi 28/02 :
Des coups de feu nous réveillent en sursaut. J’accoure à la fenêtre et aperçois, éclairés par la Lune, les pneumatiques de la police maritime arrêtés au milieu du bassin, les gardes côtes les bras levés vers le ciel, ils tirent ?
Les ballons - sans refermer les portes je traverse la coursive, me jette dans les escaliers et avale les marches pour monter sur le dernier pont, neuvième, dixième, onzième, douzième – merde – je me rattrape tout juste, j’ai loupé une marche, je suis devancé dans ma course par quelqu’un que j’aperçois seulement à chaque virage, sur le palier opposé – treizième, quatorzième, quinzième. J’arrive moins vite que je suis parti, l’urgence s’est essoufflée.
Ils n’en ont touché aucun. Une équipe est en train de les réceptionner. Le dispositif est impressionnant, et aurait été plus discret si la nuit avait été nuageuse.
Sous un énorme ballon d’hélium, du type de ceux utilisés par les sondes stratosphériques, est accrochée une plateforme en tôle fine remplie de vivres et de matériel sanglés. Sur les deux cotés sont fixés des petits moteurs à hélice propulsant l’ensemble, à l’arrière un dispositif lumineux permet de repérer le ballon à distance. Une corde traîne sur plusieurs mètres en dessous de la plateforme pour assurer le rattrapage du colis par notre équipe.
Le vent est parfait ce soir, bonne vitesse, bonne direction. Les camarades de l’aéro nous ont prévenus il y a quelques heures. Les dix ballons sont partis du toit de la base sous-marine. Le poids des vivres et tout le reste a été calculé pour que les ballons atteignent la hauteur du dernier pont du navire au bon moment.
Je jette un coup d’œil sur les gardes-côtes en bas, ils ont baissés les bras et regardent les derniers ballons passer, impuissants.
Mardi 01/03
Ces derniers temps ils étaient de plus en plus nombreux, plus rien ne passait, même les ondes radios sont brouillées, on ne savait pas comment ils communiquaient. On était complètement isolés, c’était de plus en plus pesant.
Coincé
Dans la vase jusqu’aux genoux.
Les sables mouvants sont bien
les seuls à bouger.
Eaux, et la marée – qui remonte
Coincé – bloqué dans le présent, incapable d’imaginer le reflux
jusqu’au cou maintenant
merde, merde, merde
et puis bon
l’hélicoptère arrive
Sur la jetée le vent souffle – le seul qui pousse clairement, qui claque explicitement, invisible traître parmi les traîtres caresses devenant aussitôt poignard poignard connard bâtard vieillies insultes périmées, DLC ou DDM ? Ici aussitôt rien de tout ça petite musique petite lumière grand lit grande attente grand sommeil petit espoir petit petit peut-être
Etre avant tout à ce qu’il paraît et nous.
Sur le perron, sans aucun patron, ou essayant de s’en persuader, forme unique, couture maîtrisée, improvisée, réussie, on essaie de s’en persuader et c’est tout.
Façon de parler
connard
Nous sur le perron, assis sans savoir s’il faut rester ou partir, la Lune romantique, pas pleine mais pleine dans la chanson nous éclaire
Rondeur bosselée sans que sur le seuil on ne sache quoi faire
Partir ou rester c’est pas tant la question que ce qu’elle permet crue crue c’est la scène
Et nous on ne s’embrasse pas ça ne sert à rien
Entre chemin et clôture électrique Décharge cailloux trébuche et sursaute Sur la bande bitumée au dessus du sol à peu près dessus et c’est romantique merde de dire dessous et tu veux encore rouler une pelle connard écoute merde ça sert à rien c’est même pas beau ça casse les couilles à tout le monde les bruits de langue contre sa glotte et vos visages blafards dans la brume. Fantômes suceurs d’âmes sautez non, Entrez ou sortez putain le cul entre deux chaises il faut écarter chacune d’entre elles en même temps pour que tu te casses la gueule. Le seuil n’existe pas connard, entre ou sors, entre ou sors sur le perron tu n’existes pas, dans la lisière tu ne peux pas être.
La vase jusqu’aux genoux les bottes remplies pas que par mes pieds. Agite les genoux ; sourire, elles descendent encore.
La Tempête
Voici quelques textes que j’ai pu pour l’instant réunir à propos de La Grande Tempête, j’y ajouterai d’autres textes issus du carnet de bord d’Arnon et des témoignages.
Mercredi 02/03
La situation empire, impossible de mettre le nez dehors le vent est trop fort.
Sur le quai ils ont l’air plus protégés mais il y a des mouvements de voitures et de fourgons, pour créer des zones plus abritées autour de leur base de vie.
J’ai l’impression d’être en pleine mer. Les mines sont grises. On a peur. Cette fois pas des flics en bas mais de la tempête. Ce soir le repas est morne, sauf pour quelque uns qui semblent vouloir s’extraire des vagues et font la fête – une impression de fin du monde. C’est comme-ci le paquebot se refermait sur nous, les vitres semblent rétrécir, les coursives sont plus étriquées.
Grisée par le vent
Je veux danser dans les rafales
Boire toute la nuit
Chavirer sans voie d’eau
Et il y a aussi ce bruit, vibration ou sifflement, accordé avec les claquements du vent sur les vitres, languissant, le bruit de l’Ankou dans la brume – j’espère qu’ils vont bien – on ne voit plus rien par la fenêtre. On en a vu d’autres pourtant des tempêtes, celle-ci n’est probablement pas si violente, c’est seulement qu’elle nous fait forte impression sur l’immeuble flottant que nous habitons. D’habitude on reste au ras du sol, quelle idée de sortir en mer par ce temps ? Impossible de communiquer, il faut s’accrocher aux gardes corps, vider les stocks d’anti-nauséeux et demain le gros sera passé. Les lumières du port ont disparu sous l’épaisseur de la pluie. Battante, battante, à en transpercer les ponts, acide grêlant, masse unique tombant en bloc du ciel.